« L’Europe ne veut pas être « le vassal » technologique des États-Unis et de la Chine »*
À Berlin, la souveraineté numérique européenne s’est jouée en deux temps forts. D’un côté, une soirée conjointe Bitkom–Numeum tournée vers le networking qui a réuni plusieurs centaines d’entreprises, responsables publics et experts pour structurer un réseau franco-allemand du numérique. De l’autre, le sommet sur la souveraineté numérique, avec plusieurs ministres et le président Emmanuel Macron, a fixé les premiers points de convergence en matière de stratégies, de financements, de régulation et de données.
Bitkom–Numeum : un réseau européen qui se structure
Pour la première fois, les deux organisations professionnelles leaders de France et d’Allemagne ont pris l’initiative de réunir, dans un même lieu, l’ensemble des parties prenantes du numérique.
Plus de 700 participants avaient répondu présent : dirigeants d’entreprises, ministres, représentants de la Commission européenne, experts, chercheurs, journalistes, institutions. Un véritable « mini-forum » européen du numérique.
La soirée a joué un rôle de catalyseur :
- rencontres entre entreprises françaises et allemandes,
- premiers échanges sur des coopérations IA, cloud ou cybersécurité,
- dialogues croisés entre acteurs publics et privés,
- partage de retours d’expériences sur les obstacles communs : financement, réglementation, accès aux marchés.
« L’Allemagne et l’Europe doivent se libérer de leurs dépendances unilatérales et façonner de manière autonome leur avenir numérique », a rappelé Ralf Wintergerst. Pour Véronique Torner, présidente de Numeum, « un momentum s’ouvre : c’est le bon moment pour aligner nos forces et créer une véritable Team Europe ».
Au-delà des déclarations, le message est clair : la souveraineté numérique ne sera ni française ni allemande, elle sera européenne.
Souveraineté numérique : un sommet pour organiser la convergence
Le lendemain, le décor change, mais la ligne reste la même. Annoncé lors du Conseil des ministres franco-allemand d’août 2025, le sommet sur la souveraineté numérique, co-organisé par la France et l’Allemagne, vise à structurer politiquement ce que les écosystèmes ont commencé à bâtir sur le terrain.
Côté français, la Direction générale des entreprises (DGE), en lien avec plusieurs ministères, pilote la préparation. Côté allemand, le ministère du Numérique et de la Numérisation de l’État (BMDS) joue un rôle équivalent. Ensemble, ils travaillent à ce que les stratégies nationales cessent de se juxtaposer pour commencer à converger.
Quatre axes majeurs émergent :
- Stratégies industrielles et numériques : aligner les priorités, du cloud à l’IA, plutôt que multiplier les initiatives isolées.
- Commande publique : utiliser l’achat public comme levier d’entraînement pour les solutions européennes.
- Financements et capitaux européens : mieux orienter l’épargne et sécuriser les investissements sur le long terme.
- Protection et circulation des données : garantir la sécurité et la souveraineté, sans bloquer les usages ni l’innovation.
La souveraineté est ainsi pensée non seulement comme un enjeu économique, mais aussi de sécurité et de défense, notamment en matière de cybersécurité et de data.
« Penser opportunités, pas seulement risques »
Sur scène, les messages politiques se répondent.
Le ministre allemand Karsten Wildberger insiste sur le changement de tempo : « L’Europe est prête à passer à l’action. Il n’y aura pas de souveraineté ni de compétitivité sans maîtrise de l’IA. Nous devons penser opportunités, pas seulement risques. »
Roland Lescure, côté français, ajoute : « Nous avons besoin d’actions concrètes : financements, rétention des capitaux européens, fléchage de la commande publique, protection des datas. »
Henna Virkunnen, pour la Commission européenne, rappelle que la régulation doit être un outil, non un frein : « Simplifier pour accélérer l’innovation, tout en préservant la qualité des données. Le Paquet Digital Omnibus est une étape clé, avec un investissement massif dans les compétences pour accompagner l’AI Act. »
En filigrane, une même équation : comment réduire la bureaucratie, moderniser l’État – notamment fédéral en Allemagne – et faire évoluer la régulation pour qu’elle donne confiance sans étouffer les entreprises ?
Macron : l’alternative à la dépendance
En conclusion, Emmanuel Macron replace le débat à l’échelle du projet européen.
L’Europe, explique-t-il en substance, doit se doter de ses propres alternatives pour ne pas se retrouver dans une position de vassal, prise en étau entre les plateformes américaines et la puissance chinoise. Innover oui, mais en protégeant les données. Accepter que la souveraineté et l’innovation ont un coût, mais rappeler que la dépendance en a un plus élevé encore.
Le diagnostic est assumé, les atouts sont identifiés :
- un marché intérieur de 450 millions de consommateurs,
- une capacité à attirer davantage de capitaux si le cadre est lisible,
- des talents nombreux et une forte énergie entrepreneuriale,
- une convergence renforcée avec l’Allemagne,
- un haut niveau de protection des citoyens,
- des leaders technologiques déjà là – de SAP à Mistral – et des partenariats structurants dans l’IA et le cloud.
Reste une question : comment transformer ces atouts en avantage compétitif durable ?
Simplification, Innovation et capacités, Protection et préférence européenne : les trois chantiers de l’agenda UE
À Berlin, une feuille de route se dessine autour de trois chantiers clés :
Simplification
Lutter contre la sur-réglementation, ajuster des textes comme le RGPD sans en renier l’esprit, et créer enfin un véritable marché unique du numérique. L’objectif : faire gagner du temps aux entreprises, sans renoncer à la confiance des citoyens.
Innovation et capacités
Former et attirer les talents, développer les infrastructures (cloud, calcul, réseaux), soutenir la R&D et accélérer l’adoption de l’IA dans les entreprises, y compris les PME. L’ambition affichée : que la prochaine génération d’IA puisse émerger depuis l’Europe.
Protection et préférence européenne
Limiter les effets des régulations extraterritoriales, renforcer la protection des données, soutenir des capacités européennes de stockage et de traitement, et restaurer une concurrence équitable. En filigrane, assumer une préférence européenne dans les choix d’achat, publics comme privés, lorsque des solutions de qualité existent.
La notion de « souveraineté cognitive » s’invite aussi dans le débat : mieux protéger les plus jeunes face aux plateformes globales, maîtriser les contenus qui façonnent l’opinion, et faire de la régulation un outil de protection de la démocratie autant que du marché.
De Berlin aux « Échos »
Ces deux jours à Berlin font écho direct à la tribune publiée par Numeum dans Les Échos : « Souveraineté numérique européenne : les constats ne suffisent plus, il faut passer à l’action ».
Les constats sont désormais largement partagés : dépendances critiques, retard d’investissement, fragmentation du marché, difficulté à faire émerger des champions. À Berlin, une étape supplémentaire a été franchie : reconnaître que l’enjeu n’est plus de diagnostiquer, mais d’exécuter.
Convergence des stratégies, commande publique orientée, financements sécurisés, circulation maîtrisée des données, adoption de l’IA dans un cadre de confiance : la souveraineté numérique européenne se jouera sur ces chantiers très concrets.
En rassemblant à la fois les écosystèmes et les décideurs politiques, la séquence Bitkom–Numeum et le sommet sur la souveraineté numérique montrent qu’une « Team Europe » du numérique commence à se structurer.
Et un message, dans le prolongement de notre tribune parue dans des Échos : Désormais, l’enjeu est de savoir à quelle vitesse l’Europe saura transformer cette volonté politique en résultats tangibles pour ses entreprises, ses citoyens et sa démocratie.
*Emmanuel Marcon lors de son allocution au sommet sur la souveraineté numérique
Pour aller plus loin, lisez notre tribune dans Les Echos : https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/souverainete-numerique-europeenne-les-constats-ne-suffisent-plus-il-faut-passer-a-laction-2199241